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GAZETTE DU CONTENTIEUX DE PARIS NUMÉRO 3
Juin 2023Jul 10, 2023CONTENU
- Concurrence distribution
- Perquisitions Concurrence: le premier Président de la Cour d’appel de Paris ordonne la restitution par destruction de messageries remises par une entreprise, dont les locaux avaient été visités, après la clôture des opérations de visite et saisies
- En rejetant les recours contre la décision de la Commission autorisant l’achat d’actifs d’E.ON par RWE, le TUE réaffirme la nécessité d’établir strictement la qualité à agir pour contester une décision de concentration et apporte des précisions sur l’appréciation d’échanges d’actifs entre entreprises
- IP/IT/Data
- Contentieux commercial
- Droit Social
- Pénal des affaires
- Signature de deux nouvelles conventions judiciaire d’intérêt public (CJIP) en lien avec des allégations de corruption
- Lutte contre la corruption : la Commission européenne souhaite renforcer l’arsenal législatif des États membres
- Poursuite des travaux européens en vue de l’adoption d’une directive définissant les infractions pénales et les sanctions applicables en cas de violation des sanctions européennes
Perquisitions Concurrence: le premier Président de la Cour d’appel de Paris ordonne la restitution par destruction de messageries remises par une entreprise, dont les locaux avaient été visités, après la clôture des opérations de visite et saisies
Le 5 avril 2023, le premier Président de la Cour d’appel de Paris a, dans une affaire ayant donné lieu à des opérations de visite et saisies (« OVS »), ordonné la restitution par destruction de 13 messageries électroniques remises aux agents de l’Autorité de la concurrence (l’« Autorité ») par l’entreprise visitée après la clôture des OVS.
Le 17 juin 2022, le juge des libertés et de la détention (« JLD ») a rendu, en application de l’article
L. 450-4 du Code de commerce, une ordonnance autorisant l’Autorité à procéder à des OVS dans les locaux de LOGISTA, soupçonnée d’avoir abusé de sa position dominante dans le secteur des solutions globales de caisse et des produits et services associés destinés aux commerces de tabac/presse.
L’Autorité avait été saisie par deux fournisseurs concurrents de LOGISTA se plaignant d’être limités ou empêchés de développer leurs propres activités.
Au cours des OVS, l’entreprise visitée a tenté de s’opposer à la saisie de certaines messageries électroniques et a sollicité des agents de l’Autorité qu’ils contactent le JLD, garant du bon déroulement des perquisitions, pour faire valoir que les messageries en question n’entraient pas dans le champ de l’ordonnance autorisant les opérations. Le JLD a néanmoins confirmé la poursuite des perquisitions et l’entreprise a dû coopérer et permettre la copie des messageries en question.
Les agents de l’Autorité ont mis fin aux opérations dans la nuit (comme c’est d’ailleurs souvent le cas), alors que 13 des 17 messageries électroniques dont ils avaient demandé communication n’avaient pas encore été téléchargées et donc copiées.
L’entreprise visitée s’est alors engagée, sur demande des agents, à remettre « volontairement » la copie des messageries en question dans un délai de 7 jours, c’est-à-dire après la clôture des OVS.
Si elle a effectivement procédé à la remise des fichiers électroniques demandés, LOGISTA a néanmoins contesté le bien-fondé de la demande de communication qui lui avait faite (i) d’abord, lors des perquisitions en formulant des réserves écrites (transmises par l’officier de police judiciaire (l’« OPJ ») au JLD) ensuite, (ii) dans le cadre d’ un recours devant le premier Président de la Cour d’appel de Paris, au motif qu’en formulant une telle demande les agents de l’Autorité l’avaient privé des garanties prévues à l’article L. 450-4 du Code de commerce en ce qui concerne l’exercice de ses droits de la défense, ainsi que le droit au respect de la vie privée et de la correspondance.
Lorsqu’une enquête est menée sur le fondement de l’article L. 450-4 du Code de commerce, la remise de fichiers par l’entreprise visitée doit bénéficier des garanties procédurales prévues par cet article
La conduite d’OVS (ou enquête lourde) par des agents de l’Autorité est encadrée par les garanties prévues à l’article L. 450-4 du Code de commerce concernant la protection des droits de la défense, du droit au respect de la vie privée et de la correspondance entre l’entreprise et ses avocats. À ce titre :
- Les agents de l’Autorité sont en particulier tenus de s’assurer que les documents à saisir entrent dans le champ de l’ordonnance d’autorisation du JLD ;
- L’entreprise visitée doit par ailleurs pouvoir solliciter le bénéfice de la procédure dite des « scellés fermés provisoires ». Cette procédure permet de ne fermer que provisoirement les scellés, le temps de permettre à l’entreprise visitée d’identifier les documents / fichiers couverts par le secret professionnel afin qu’ils soient retirés des éléments définitivement saisis.
En obtenant les fichiers après la clôture des OVS, il est évident que les agents de l’Autorité n’ont pas pu vérifier « au préalable » si les fichiers communiqués et donc saisis entraient dans le champ de l’ordonnance d’autorisation. La question de la mise en œuvre de la procédure des scellés fermés provisoires n’a pas davantage pu se poser.
La remise des documents sollicités dans le cadre d’opérations de visite et de saisies ne peut être assimilée à une remise « volontaire »
En défense, l’Autorité soutenait que la remise des messageries litigieuses ayant été effectuée « volontairement », elle ne relevait pas du champ d’application de l’article L. 450-4 du Code de commerce.
L’ordonnance du premier Président de la Cour d’appel de Paris relève néanmoins que l’engagement de LOGISTA de remettre les fichiers aux agents de l’Autorité quelques jours après la clôture des perquisitions était intervenu « au cours d'une mesure coercitive »[1]. L’entreprise n’avait donc eu d’autre choix que de répondre favorablement aux demandes des agents, sinon à s’exposer à une procédure d’obstruction prévue à l’article L. 464-2, V, du Code de commerce.
Le premier Président de la Cour d’appel relève par ailleurs que la possibilité de solliciter la remise de documents n’est prévue qu’en cas d’enquête dite « simple » diligentée sur le fondement de l’article L. 450-3 du Code de commerce (enquête ne donnant pas lieu à des perquisitions et donc menée sans autorisation du JLD), qui n’était pas applicable en l’espèce.
Le premier Président de la Cour d’appel en conclut que la demande de communication de documents formulée dans le cadre des perquisitions doit être regardée comme constituant un détournement de procédure.
Pour l’ensemble de ces raisons, le premier Président de la Cour d’appel de Paris a déclaré irrégulière la remise par l’entreprise visitée des messageries électroniques qui n’avaient pu être copiées lors des perquisitions et a, en conséquence, prononcé l’annulation de la saisie de ces fichiers.
En rejetant les recours contre la décision de la Commission autorisant l’achat d’actifs d’E.ON par RWE, le TUE réaffirme la nécessité d’établir strictement la qualité à agir pour contester une décision de concentration et apporte des précisions sur l’appréciation d’échanges d’actifs entre entreprises
Le 17 mai 2023, le Tribunal de l’Union Européenne (« TUE ») a rejeté les recours intentés par onze fournisseurs d’énergie visant à obtenir l’annulation de la décision de la Commission européenne (« Commission ») autorisant un échange d’actifs entre RWE et E.ON, les deux plus importantes entreprises actives dans le secteur de l’énergie en Europe. Par ces arrêts, le TUE confirme l’appréciation restrictive de la qualité à agir pour contester une décision autorisant une concentration et apporte des précisions sur l’appréciation d’opérations consistant en un « échange d’actifs » entre entreprises indépendantes.
En mars 2018, les entreprises RWE et E.ON ont annoncé vouloir procéder à un échange d’actifs par trois opérations de concentration distinctes consistant en l’acquisition (i) par RWE du contrôle de certains actifs de production d’E.ON, (ii) par E.ON du contrôle des activités de distribution et de commerce de détail d’énergie ainsi que de certains actifs de production d’Innogy SE, une filiale de RWE, et (iii) par RWE de 16,67% des parts d’E.ON.
Alors que les deux premières opérations ont fait l’objet d’un contrôle par la Commission, celle-ci s’est déclarée incompétente pour apprécier la troisième, en ce qu’elle ne constituait pas une concentration faute d’aboutir à un changement de contrôle. Cette troisième opération a néanmoins fait l’objet d’un contrôle par l’autorité allemande de concurrence, le Bundeskartellamt.
Le 26 février 2019, la Commission a déclaré compatible la première opération avec le marché intérieur. Onze fournisseurs d’énergie ont alors saisi le TUE de recours distincts visant à l’annulation de cette décision, sans qu’aucun ne prospère, soit pour défaut de qualité à agir (dans six cas), soit pour insuffisance de moyen au fond (dans cinq cas).
Les arrêts du TUE permettent (I.) de rappeler l’appréciation restrictive de la qualité à agir pour contester une décision de concentration ainsi que (II.) de préciser le cadre d’analyse d’opérations consistant en des échanges d’actifs entre entreprises.
Une appréciation restrictive de la qualité à agir en matière de contestation d’une décision de concentration
En vertu de l’article 263(4) du Traité sur le Fonctionnement de l’Union Européenne (« TFUE »), seule une entreprise directement et individuellement concernée par une décision de concentration peut former un recours à son encontre.
A cet égard, le TUE rappelle que l’affectation directe d’une entreprise tierce à l’opération de concentration s’apprécie au regard de sa présence sur les marchés concernés et que son affectation individuelle se détermine en fonction de l’altération de sa position sur le marché en cause ainsi que de sa participation « active » à la procédure administrative d’examen de l’opération par la Commission.
S’agissant de l’affectation directe des requérantes, le TUE relève qu’elle est caractérisée dès lors que la transaction envisagée modifie de manière immédiate la structure des marchés sur lesquels elles sont actives. En l’espèce, les requérantes étant toutes des fournisseurs d’énergie sur les marchés concernés par l’opération, le TUE reconnaît donc sans difficulté qu'elles étaient directement concernées par la décision de concentration.
S’agissant de l’affectation individuelle des requérantes, le TUE mène une véritable analyse in concreto du degré de leur participation à la « procédure administrative » de la Commission afin de déterminer si cette participation a été « déterminante pour apprécier les effets de la concentration sur le marché pertinent »[2].
Par participation déterminante, il faut entendre une contribution active à l’enquête de marché (via, par exemple, des contacts fréquents avec la Commission, des observations argumentées sur les conséquences de l’opération sur les marchés en cause, accompagnées le cas échéant d’une étude d’impact réalisée par des économistes).
En l’espèce, le TUE reconnaît la qualité à agir de cinq des onze requérantes, du fait de leur contribution à l’instruction menée par la Commission.
De nouvelles précisions sur le cadre d’analyse d’opérations consistant en des échanges d’actifs entre entreprises
Les requérantes reprochaient à la Commission d’avoir considéré les trois opérations distinctement et non comme constitutives d’une opération unique, ce qui emportait deux conséquences :
- D’abord, prise isolément, l’opération relative à l’acquisition d’une participation minoritaire par RWE dans E.ON, ne constituait pas une concentration, faute de changement de contrôle ;
- Ensuite, chacune des deux autres opérations a fait l’objet d’un examen individuel.
Le TUE rappelle tout d’abord que deux conditions cumulatives doivent être réunies pour que plusieurs opérations soient regardées comme une opération unique :
- les opérations en cause sont interdépendantes, c’est-à-dire qu’elles ne peuvent être réalisées les unes sans les autres, et
- le résultat de ces opérations consiste à conférer à une ou plusieurs entreprises le contrôle économique sur l’activité d’une ou de plusieurs autres entreprises.
A cet égard, il relève qu’un échange d’actifs par lequel « des entreprises indépendantes acquièrent des cibles différentes »[3] ne peut pas être considérée comme une opération unique, cette structuration faisant nécessairement obstacle à la seconde condition exposée ci-dessus. Ainsi, au cas d’espèce, à l’issue de ces transactions, RWE contrôle certains actifs de production qui appartenaient à E.ON, et E.ON contrôle l’ancienne filiale de RWE, Innogy SE : il ne s’agit donc ni du même acquéreur, ni de la même cible.
Le TUE en tire toutes les conséquences sur l’appréciation des opérations en cause :
Tout d’abord, la Commission pouvait légitimement apprécier chaque concentration distinctement, et considérer qu’elle n’avait pas compétence pour connaître de la troisième opération, qui ne constituait pas une concentration au sens du Règlement concentrations.
Ensuite, la Commission pouvait légitimement procéder à l’appréciation globale des conséquences que pouvaient avoir les deux opérations notifiées l’une sur l’autre.
La Commission applique en principe la « règle de priorité » selon laquelle elle tient compte, « lors de l’appréciation des effets d’une opération de concentration, des effets d’une opération de concentration notifiée antérieurement à celle soumise au contrôle »[4].
Le TUE précise toutefois que dans le cas d’un échange d’actifs, l’application mécanique de cette règle peut avoir des effets « arbitraires » sur la portée de l’analyse de la Commission, compte tenu de l’interdépendance des opérations concernées. Il relève que, dès lors que des opérations de concentration présentent un lien permettant d’anticiper les effets probables sur le marché de chacune d’entre elles, « il appartient à la Commission d’en tenir compte dans l’appréciation globale de l’ensemble des éléments de preuve pertinents qu’elle réalise de chacune de ces opérations »[5].
Anonymisation ou Pseudonymisation ? – TUE, Décision du 26 avril 2023:
Dans une décision du 26 avril 2023, le Tribunal de l’Union européenne est venu préciser les notions de données anonymisées et pseudonymisées.
Dans le cadre d’une procédure de résolution bancaire, le Conseil de résolution unique (CRU) a utilisé un formulaire électronique en ligne permettant aux actionnaires et créanciers de ladite banque de déterminer s’ils auraient bénéficié d’un meilleur traitement en cas de procédure normale d’insolvabilité. Les réponses reçues ont par la suite été partagées avec un cabinet de conseil.
En l’absence d’information relative au transfert de ces opinions au cabinet, certaines personnes concernées ont saisi le contrôleur européen de la protection des données (CEPD). Estimant que les données en question étaient des données pseudonymisées, le CEPD considère que le cabinet de conseil était bien un destinataire au sens de l’article 4(9) du RGPD. Le transfert devait donc faire l’objet d’une information des personnes concernées.
Le CRU a alors saisi le tribunal inter alia aux fins d’annulation de la décision du CEPD.
Sur la notion de données à caractère personnel
Les juges européens soulignent que le législateur entend donner un sens large à la notion de « données à caractère personnel ». Si des avis ou opinions peuvent constituer des données à caractère personnel, ce n’est qu’à la condition que ces informations concernent la personne en cause (cf. Arrêt du 20 novembre 2017, Nowak, C-434/16, §34) – eu égard notamment au contenu et à la finalité de l’information.
Il ne saurait donc être présumé que tout point de vue personnel ou opinion constitue des données à caractère personnel, sans procéder à un tel examen.
Sur les notions de pseudonymisation et d’anonymisation
Conformément à l’arrêt Breyer (Arrêt du 19 octobre 2016, C-582/14), la Cour rappelle qu’il convient de se placer du point de vue du destinataire des données pour déterminer si les informations qui lui ont été transmises sont des données pseudonymisées, se rapportant donc à des personnes identifiables.
Le seul fait que le responsable de traitement – transmetteur des données – détienne les informations supplémentaires permettant la réidentification des personnes concernées est insuffisant pour conclure que les informations transmises constituent des données personnelles.
Il convient au contraire de déterminer si le destinataire dispose des moyens légaux et réalisables – compte tenu du temps, coût et main d’oeuvre nécessaires – lui permettant d’accéder aux informations supplémentaires permettant la réidentification des personnes concernées. A défaut, les données transmises ne sont pas pseudonymisées mais anonymisées, et ne tombent pas dans le champ du RGPD. Le responsable de traitement ne serait donc pas tenu d’informer les personnes concernées du transfert de données anonymisées à un tiers.
Cette décision permet de clarifier la distinction entre données pseudonymisées et anonymisées dans le cadre d’un partage de données. En pratique, reste toujours à déterminer ce que constituent des efforts réalisables tendant à la réidentification des personnes concernées. Cette évaluation est primordiale afin de ne pas se tromper dans la qualification des données transmises ce qui entrainerait le risque de méconnaître les dispositions du RGPD.
Violation des données par un tiers et réparation du prejudice moral – Conclusions de l’Avocat Général Pitruzella sur l’Affaire C-340/21, 27 avril 2023:
A l’issue d’une attaque de sécurité du système informatique d’une agence publique bulgare, les informations personnelles de millions d’assujettis ont fuité sur internet. De nombreuses personnes concernées ont alors assigné l’agence en justice pour réparation de leur préjudice moral, se manifestant par une inquiétude et des craintes que les données ayant fuité fassent l’objet d’une utilisation abusive.
Suite à un pourvoi en cassation, la Cour de justice de l’Union européenne a été saisie de questions préjudicielles portant sur l’interprétation du règlement général sur la protection des données (RGPD) relative aux conditions de réparation du préjudice moral par un responsable de traitement suite à un accès illicite par un tiers aux données qu’il collecte.
Dans ses conclusions, l’avocat général Giovanni Pitruzzella offre des clés de réponse quant aux modalités de mise en œuvre de la responsabilité d’un responsable de traitement pour violation des données personnelles. Retenons que :
- La simple existence d’une violation de données n’est pas suffisante pour conclure de l’inadéquation aux risques des mesures techniques et organisationnelles mises en place par le responsable de traitement. Le responsable de traitement dispose d’une marge de manœuvre quant au choix de la mesure de sécurité la plus appropriée. Le caractère approprié de la mesure s’apprécie inter alia en fonction de l’état d’avancement technologique et technique au jour de la mise en œuvre du traitement, ainsi que suivant les coûts de mise en œuvre.
- Le caractère approprié des mesures s’analyse in concreto, selon leur contenu, la manière dont elles sont appliquées et leurs effets pratiques.
- C’est au responsable de traitement d’apporter la preuve que les mesures implémentées sont appropriées.
- L’accès illicite aux données personnelles par un tiers emporte la responsabilité pour faute présumée du responsable de traitement. Le simple fait que la violation du RGPD soit commise par un tiers n’est pas en soi une cause exonératoire de responsabilité. Le responsable de traitement devra alors démontrer que le fait dommageable ne lui est nullement imputable, conformément à l’article 82(3) RGPD. Le niveau de preuve requis est élevé.
- Si le préjudice moral est réparable, il doit pour autant constituer un dommage réel et certain, et non pas seulement un inconfort.
Si les conclusions de l’avocat général ne lient aucunement la Cour, elles ont tout de même une influence déterminante. Ces observations sont motivées par la nature même de la protection instituée par le RGPD, qui entend assurer un niveau élevé de protection des droits des personnes concernées. En tout état de cause, un régime de responsabilité pour faute présumée impliquerait que le responsable de traitement puisse démontrer avoir mis en place des mesures techniques et organisationnelles adaptées aux risques afin de s’exonérer, d’où l’importance de documenter son processus de mise en conformité avec le RGPD (registre de traitement, AIPD, DPA, etc).
Données de santé et RGPD – CNIL, 11 mai 2023 :
La CNIL a récemment prononcé une sanction de 380 000€ à l’encontre d’un site web consacré à la santé. Les manquements suivants ont notamment été retenus :
- Manquement à l’obligation de conserver les données pour une durée limitée à l’objectif recherché (Article 5.1.e RGPD)
La société conservait les réponses aux questionnaires disponibles sur le site internet et réalisés par les utilisateurs, ainsi que les adresses IP des utilisateurs loggés et non loggés, jusqu’à 27 mois – même après communication des résultats aux utilisateurs. La CNIL considère ces durées de conservation excessives eu égard à l’objectif poursuivi par le traitement.
Il en va de même pour les données des utilisateurs inactifs depuis 3 ans, la procédure d’anonymisation de ces données ne satisfaisant pas au critère d’impossibilité d’individualisation. En réalité, ces données étaient seulement pseudonymisées.
- Manquement à l’obligation de recueillir le consentement des personnes pour collecter leurs données de santé (Article 9 RGPD)
La société traite des données de santé via les questionnaires en ligne. En l’absence d’autres bases légales mobilisables prévues à l’article 9(2)(b) à (j) RGPD, la société était tenue de recueillir le consentement de ses utilisateurs.
- Manquement à l’obligation d’encadrer les traitements effectués avec un autre responsable de traitement contractuellement (Article 26 RGPD)
Dans le cadre de la commercialisation des espaces publicitaires sur le site de la société, la société est responsable de traitement conjoint avec des sociétés tierces. Aucun contrat entre les responsables de traitement conjoints ne définissait toutefois les obligations respectives des parties – contrairement aux dispositions de l’article 26.
- Manquement à l’obligation d’assurer la sécurité des données (Article 32 RGPD)
La CNIL tient également compte de deux manquements relatifs à la sécurité des données :
- La société ne garantissait pas convenablement la sécurité de navigation des utilisateurs, en utilisant un protocole de communication non sécurisé « HTTP » par défaut.
- Les mots de passe étaient conservés dans un format insuffisamment sécurisé.
- Manquement aux obligations liées à l’utilisation de cookies (Article 82 Loi Informatique et Libertés)
La CNIL a constaté le dépôt d’un cookie non essentiel sans le consentement de l’utilisateur, ainsi que le dépôt de deux cookies publicitaires après avoir cliqué sur le bouton « TOUT REFUSER ».
Encore une décision qui confirme l’importance d’adopter une vigilance accrue et une politique de conformité adaptée à la sensibilité des données personnelles traitées.
Le devoir de vigilance sur le point d'être harmonisé au niveau européen?
Le devoir de vigilance « à la française » issu de la loi du 27 mars 2017 pourrait évoluer prochainement et devenir une obligation européenne. Le 1erjuin 2023, le Parlement européen a adopté sa position sur la proposition de directive relative au devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité dite « CSDD » (Corporate Sustainability Due Diligence) publiée le 23 février 2022.
La proposition de directive CSDD fait peser sur les entreprises européennes, sauf à être tenues responsables en cas de dommages, la prévention et l’atténuation des « effets néfastes » que pourraient avoir sur l'environnement ou les droits humains tant leurs activités, celles de leurs filiales ou de leurs chaînes de valeur. Le Conseil de l'Union Européenne a fait connaître son orientation générale sur ce texte le 1er décembre 2022 avant que la Commission des Affaires juridiques n’adopte le 25 avril 2023 le texte de compromis négocié par les députés européens. Dernier acte en date, le 1er juin 2023, le Parlement européen a adopté sa position sur la proposition de directive relative au devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité. Le projet de texte est largement débattu, preuve en est : les nombreux amendements adoptés pour les 70 considérants, 30 articles et annexes. Les amendements abordent en détail des questions aussi diverses que le contenu et la forme des clauses contractuelles à convenir avec les partenaires commerciaux qui constituent la chaîne de valeur, les mesures correctives à mettre en œuvre, la consultation des parties prenantes, le contenu du plan visant à garantir que le modèle et la stratégie de l'entreprise sont alignés sur les objectifs de la transition vers une économie durable et sur la limitation du réchauffement planétaire à 1,5 °C conformément à l’accord de Paris, entre autres.
Parmi les amendements proposés par le Parlement, on retiendra en premier lieu l’élargissement du champ d'application aux entreprises européennes employant plus de 250 personnes en moyenne (contre 500 dans la proposition initiale) et générant plus de 40 000 000 euros de chiffre d’affaires (contre 150 000 000 dans la proposition initiale) ou les entreprises qui sont la société mère ultime d’un groupe ayant employé 500 personnes et réalisé plus de 150 000 000 euros de chiffre d’affaires au niveau mondial au cours du dernier exercice financier. Ainsi, la version amendée prévoit que le devoir de vigilance s’étend aux grosses PME et ETI - étant précisé que les PME non assujetties pourront toujours se conformer volontairement au devoir de vigilance – ainsi qu’aux sociétés et groupes de droit étranger. Le projet européen pourrait donc aller plus loin que la loi française sur le devoir de vigilance, laquelle s’applique aux sociétés qui, pendant deux exercices consécutifs, emploient au moins 5 000 salariés elles-mêmes et dans leurs filiales directes ou indirectes dont le siège social est fixé sur le territoire français, ou au moins 10 000 salariés elles-mêmes et dans leurs filiales directes ou indirectes dont le siège social est fixé sur le territoire français ou à l'étranger.
Quant aux acteurs financiers, la version du Parlement inclut les fournisseurs ainsi que les clients au périmètre de vigilance, le Parlement considérant que la « chaîne de valeur » des établissements financiers « comprend les activités des clients bénéficiant directement de... services financiers fournis par des entreprises financières (...) et d'autres entreprises appartenant au même groupe dont les activités sont liées au contrat en cause ». Ce sujet fait l’objet de débats fournis et il est opportun de s’interroger sur la légitimité de tenir responsable les fonds d’investissement et banques à raison des atteintes causées par les sociétés dans lesquels ils investissent.
Si le Parlement a maintenu l’article 25 de la proposition initiale sur le devoir de vigilance des administrateurs, il a en revanche supprimé l’article 26 sur l’obligation pour les administrateurs des entreprises de l’Union Européenne de mettre en place et de superviser la mise en œuvre de processus et de mesures de vigilances en matière de durabilité et d’adapter la stratégie d’entreprise au devoir de vigilance. On rappellera qu’une ONG avait mis en œuvre une action contre le conseil d’administration d’une compagnie pétrolière anglo-néerlandaise, pour manquement à leur obligation de vigilance en omettant d’adopter et de mettre en œuvre une stratégie de transition énergétique conforme à l’Accord de Paris.
La version amendée ajoute en outre une vigilance renforcée dans les zones de conflit en raison du risque accru pour les entreprises d’être associées à de graves violations des droits de l’homme. Il s’agira pour ces dernières « de veiller à éviter de faciliter, de financer et d’aggraver le conflit ou d’avoir toute autre incidence négative sur celui-ci, ou de contribuer à des violations du droit international en matière de droits de l’homme ou du droit humanitaire international dans des régions touchées par des conflits ou à haut risque. ». Pour mémoire, le conflit russo-ukrainien a été l’occasion pour des ONG de mettre en demeure des entreprises dans le secteur de l’énergie et du nucléaire, sur le fondement de la loi française sur le devoir de vigilance, de cesser leurs activités en Russie.
Le Parlement a entendu faciliter la lisibilité de la règlementation européenne qui se dessine progressivement en matière de RSE puisque les entreprises assujetties aux obligations édictées dans la directive CSDD devront élaborer et mettre en œuvre un plan pour la transition conformément aux exigences d’information visées dans la directive la directive sur la publication d’informations en matière de durabilité par les entreprises dite « CSRD » (Corporate Sustainable Reporting Directive).
Le concept de « désengagement responsable » est introduit par la version amendée. Il prévoit, en dernier recours, pour les entreprises assujetties, la rupture des relations commerciales avec le partenaire commercial de la chaîne de valeur à l’origine des incidences négatives de leurs activités sur les droits de l’homme et sur l’environnement.
Si la proposition initiale prévoit un système de sanction par les autorités nationales de contrôle, le Parlement a fixé une amende, pouvant aller jusqu’à 5 % du chiffre d’affaires net mondial, en cas de manquement d’une entreprise assujettie à ses obligations – ce que ne prévoit pas la loi française sur le devoir de vigilance.
Sur le terrain de la responsabilité civile de l’entreprise, le Parlement créé une présomption de responsabilité – qui n’existe pas dans la loi française sur le devoir de vigilance – en prévoyant la possibilité pour un demandeur de fournir « des éléments étayant la probabilité d’une responsabilité d’une entreprise ».
Les négociations interinstitutionnelles vont se poursuivre et pourraient aboutir à modifier largement le paysage hexagonal en matière d’enjeux sociaux et environnementaux.
Témoignages anonymisés : la Cour de cassation les admet sous certaines conditions
Cass. Soc., 19 avril 2023, n°21-20.308
Dans cette affaire soumise à la Cour de cassation, un salarié du secteur aéronautique a fait l’objet d’une mise à pied disciplinaire de 15 jours pour des faits de brimades et humiliations diverses à l’encontre de collègues, mise à pied qu’il a contestée. Pour justifier cette sanction, l’employeur a produit plusieurs attestations et messages de salariés ainsi qu’une attestation anonymisée d’un salarié et un compte-rendu d’entretien avec ce même salarié.
La Cour d’appel a écarté, comme étant sans aucune valeur probante, l’attestation anonymisée ainsi que le compte-rendu, au motif qu’il était impossible à la personne incriminée de se défendre d’accusations anonymes.
Au visa de l’article 6, §1 et 3, de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et du principe de liberté de la preuve en matière prud’homale, la Cour de cassation, dans une décision en date du 19 avril 2023, a cassé la décision d’appel en énonçant que:
« si le juge ne peut fonder sa décision uniquement ou de manière déterminante sur des témoignages anonymes, il peut néanmoins prendre en considération des témoignages anonymisés, c’est-à-dire rendus anonymes a posteriori afin de protéger leurs auteurs mais dont l’identité est néanmoins connue par l’employeur, lorsque ceux-ci sont corroborés par d’autres éléments permettant d’en analyser la crédibilité et la pertinence. ».
En effet, en l’espèce, l’attestation et le compte-rendu n’étaient pas les seules pièces produites par l’employeur pour caractériser la faute du salarié mis à pied.
La Cour de cassation admet ainsi, comme elle l’a déjà fait s’agissant des attestations anonymes (celles dont l’identité de l’auteur n’est pas connue), qu’une attestation et/ou un compte-rendu anonymisés dans l’objectif de protéger l’auteur des éventuelles représailles de la part du salarié sanctionné sont des moyens de preuve recevables.
Cependant, tout comme les témoignages anonymes, le juge ne peut fonder sa décision uniquement ou de manière déterminante sur des témoignages anonymisés et doit, pour apprécier la réalité et le sérieux des griefs retenus à l’appui de la sanction, tenir compte des autres pièces produites par l’employeur permettant de corroborer la teneur des témoignages en question et ainsi d’en apprécier la crédibilité et la pertinence.
Cette décision intéressera immanquablement les employeurs qui pourront produire aux débats des attestations volontairement anonymisées, recueillies par exemple dans le cadre d’enquêtes internes, pour protéger leurs auteurs, permettant ainsi de libérer la parole des salariés sans crainte de répercussions négatives.
Mais encore faudra-t-il être en mesure de produire des éléments de preuve complémentaires pour corroborer les dires des salariés dont le témoignage aura été anonymisé : par exemple, d’autres attestations de salariés (dont l’identité n’est pas cachée), un rapport d’enquête interne, des emails ou tout autre élément pertinent au vu des faits reprochés.
Enfin, si cette décision a été rendue à propos d’une attestation anonymisée produite par un employeur dans le cadre d’une procédure contentieuse, quid d’une attestation anonymisée produite par un salarié ?
La même règle s’appliquera sans aucun doute au salarié qui, à l’appui de sa contestation, pourra ainsi produire des attestations anonymisées, notamment d’autres collaborateurs. L’admissibilité de telles attestations incitera vraisemblablement certains collaborateurs à témoigner.
« Welcome bonus » soumis à condition de présence : en cas de démission, l’employeur peut en demander le remboursement partiel
Cass. Soc., 11 mai 2023, n°21-25.136
Aux termes d’une décision en date du 11 mai 2023, la Cour de cassation a validé le principe selon lequel le contrat de travail peut subordonner l’acquisition de l’intégralité d’une prime d’arrivée à une condition de présence du salarié dans l’entreprise pendant une certaine durée après son versement et prévoir le remboursement au prorata du temps que le salarié, en raison de sa démission, n’aura pas passé dans l’entreprise avant l’échéance prévue.
En l’espèce, le contrat de travail d’un nouveau salarié du secteur financier prévoyait le versement d’une prime d’un montant brut de 150.000 € dans les 30 jours de son entrée en fonction. La clause précisait cependant qu’en cas de démission ou de licenciement pour faute grave ou lourde dans les 3 ans de son embauche, la prime ne serait due qu’au prorata du nombre de mois de présence, le solde étant remboursable à la société.
Le salarié ayant démissionné un an et deux mois seulement après son entrée en fonction, la société a sollicité le remboursement du solde de la prime. Le salarié a refusé, invoquant que :
- La prime constituait un droit définitivement acquis à raison de son arrivée dans l’entreprise ;
- La société ne pouvait valablement subordonner l’octroi de la prime à une condition de présence du salarié à une date postérieure à la date de versement.
La Cour d’appel a donné raison au salarié considérant que la condition de présence prévue au contrat avait pour effet de « fixer un coût à la démission » et, ce faisant, portait atteinte à la liberté de travailler.
La Cour de cassation a censuré l’arrêt d’appel, obligeant le salarié à rembourser la société du montant de la prime correspondant aux 19 mois non passés dans l’entreprise (soit près de 80.000 €) :
« une clause convenue entre les parties, dont l’objet est de fidéliser le salarié dont l’employeur souhaite s’assurer la collaboration dans la durée, peut, sans porter une atteinte injustifiée et disproportionnée à la liberté du travail, subordonner l’acquisition de l’intégralité d’une prime d’arrivée, indépendante de la rémunération de l’activité du salarié, à une condition de présence de ce dernier dans l’entreprise pendant une certaine durée après son versement et prévoir le remboursement de la prime au prorata du temps que le salarié, en raison de sa démission, n’aura pas passé dans l’entreprise avant l’échéance prévue. ».
Ainsi, dans un contexte économique où les entreprises peinent à recruter, l’employeur peut, en vue d’attirer et fidéliser les talents, subordonner l’octroi d’une prime d’arrivée à une condition de présence pendant une certaine durée après son versement. Faute pour le salarié de rester dans l’entreprise durant la totalité de cette période du fait de sa démission, l’employeur pourra lui réclamer le remboursement partiel de la prime octroyée.
La prime en question s’acquiert donc au fur et à mesure de l’exécution du contrat et ne devient pleinement acquise qu’à l’issue de la période de présence stipulée au contrat. La démission du salarié au cours de cette période prive alors le salarié de la part de la prime non encore acquise.
Selon la Cour de cassation, ces stipulations constituent certes une atteinte à la liberté du travail mais une telle atteinte n’est pas injustifiée et disproportionnée compte tenu de l’objet spécifique de la prime qui est de s’assurer la collaboration du salarié dans la durée et non de rémunérer son activité.
Les employeurs doivent donc être particulièrement vigilants à la rédaction d’une telle clause pour s’assurer de sa pleine efficacité s’ils devaient en demander le remboursement.
La Cour de cassation s’est prononcée ici dans le cas où le salarié démissionne. On peut raisonnablement penser que la solution aurait été identique si le salarié avait été licencié pour faute grave ou lourde avant la fin de la période d’acquisition de la prime, comme le prévoyait également la clause en question, sous réserve que le licenciement soit justifié. A défaut, il n’est pas certain que la société soit fondée à exiger le remboursement partiel de la prime.
Signature de deux nouvelles conventions judiciaire d’intérêt public (CJIP) en lien avec des allégations de corruption
Le 17 mai 2023, le président du Tribunal judiciaire de Paris a validé les 16èmeet 17èmeconventions judiciaires d’intérêt public (CJIP) : la première concerne la société Guy Dauphin Environnement tandis que la seconde implique la société Bouygues Bâtiment Sud-Est et sa filiale Linkcity Sud-Est.
Pour rappel, la CJIP – qui a été introduite en droit français par la loi du 9 décembre 2016 dite « Sapin 2 » – permet à toute personne morale mise en cause pour des faits d’atteintes à la probité d’opter, sur proposition du procureur de la République, pour une mesure alternative aux poursuites. Si cette voie est choisie, l’action publique s’éteint, à condition, bien entendu, que la personne morale réalise les obligations auxquelles elle s’est engagée dans la convention.
Pour les sociétés mises en cause, outre la célérité de la procédure qui permet un meilleur contrôle de l’impact réputationnel inhérent à toute accusation, la CJIP permet la continuité de l’activité économique en évitant les peines d’interdiction d’exercer certaines activités, de fermeture d’un établissement ou encore d’exclusion des marchés publics. En contrepartie, les personnes morales s’engagent à une ou plusieurs des obligations suivantes : versement d’une amende d’intérêt public au Trésor Public, mise en œuvre d’un programme de mise en conformité de leurs procédures et/ou réparation du dommage causé aux victimes.
La CJIP conclue avec la société Bouygues Bâtiment Sud-Est et sa filiale Linkcity Sud-Est est relative à des faits de corruption active d’agents publics et de recel de favoritisme. Entre 2016 et 2018, deux marchés publics visant la construction de bâtiments de soin avaient été conclus entre un établissement public de santé et les sociétés Bouygues Bâtiment Sud-Est et Linkcity Sud-Est. Une enquête pénale avait relevé plus tard des manquements aux règles de la commande publique : attribution du marché sans considération de la totalité des critères règlementaires, défaut de publicité et de mise en concurrence des candidats, irrespect des critères d’analyse des autres projets reçus pour la cession du terrain. Enfin, et surtout, le directeur de l’établissement public avait bénéficié de différents avantages.
La CJIP conclue avec la société Guy Dauphin Environnement (GDE) est, quant à elle, relative à des faits de trafic d’influence actif. En 2006, la société GDE, spécialisée dans le recyclage de déchets métalliques, s’était vue refuser par arrêté préfectoral l’autorisation d’ouvrir un centre d’enfouissement de déchets et ce, malgré un avis consultatif favorable du CODERST. Le motif avancé était le risque sanitaire que faisait courir un tel projet, et notamment le risque de pollution de la nappe phréatique dont la croissance économique de la région dépend. Contre toutes attentes, le juge administratif avait annulé l’arrêté préfectoral ce qui avait permis l’ouverture du site suite à un nouvel avis favorable du CODERST. Saisie, la cour d’appel avait finalement infirmé le jugement d’autorisation. Une enquête postérieure révéla que la société GDE avait sollicité le soutien du président du Conseil général du département concerné afin d’orienter les décisions des pouvoirs publics – et notamment les avis du CODERST – en contrepartie de quoi elle lui avait proposé divers avantages.
Les sociétés mises en cause dans ces deux CJIP se sont engagées à mettre en place un programme de mise en conformité d’une durée de trois ans sous le contrôle de l’AFA ainsi qu’à payer une amende d’intérêt public d’un montant de 7.964.000 euros pour les sociétés Bouygues Bâtiment Sud-Est et Linkcity Sud-Est et d’un montant de 1.230.000 euros pour la société Guy Dauphin Environnement.
Si ces montants peuvent paraître importants, rappelons que la CJIP conclue avec Airbus SE le 30 novembre 2022 prévoyait une amende d’intérêt public de 15.856.044 euros et que cette convention s’inscrivait dans la continuité d’une première CJIP validée le 31 janvier 2020 aux termes de laquelle Airbus SE s’était engagée à verser une amende d’intérêt public de 2,083 milliards d’euros. En cinq ans, les CJIP ont fait verser aux entreprises plus de 3,7 milliards d’euros d’amende.
Lutte contre la corruption : la Commission européenne souhaite renforcer l’arsenal législatif des États membres
Alors que la corruption occasionnerait des pertes estimées a minima à 120 milliards d’euros par an pour l’économie de l’Union européenne[6], la Présidente de la Commission européenne, Ursula Von der Leyen, annonçait dans son discours sur l’état de l’Union prononcé le 14 septembre 2022 vouloir prendre des mesures décisives pour lutter contre la corruption. Deux axes principaux étaient annoncés : la modernisation du cadre législatif européen de lutte contre la corruption et l’inclusion des actes graves de corruption dans les faits susceptibles de donner lieu à des mesures restrictives (e.g., interdiction d’entrer sur le territoire de l’Union, gel des avoirs, etc.).
Avec la publication, le 3 mai 2023, de la proposition de directive du Parlement européen et du Conseil relative à la lutte contre la corruption n°2023/0135, la promesse faite sur le premier axe semble d’ores et déjà tenue et ce dans un contexte relativement tendu sur la question du fait des graves accusations portées contre certains députés européens dans l’affaire du Qatargate.
Cette proposition de directive contient trois volets principaux : (i) la prévention des faits de corruption, (ii) la définition des faits répréhensibles et (iii) la poursuite et les sanctions de ces faits.
La prévention des faits de corruption et l’instauration d’une culture de l’intégrité
La lutte contre la corruption commence par la prévention, la transparence et l’instauration d’une culture de l’intégrité. L’exposé des motifs de la proposition de directive insiste beaucoup sur ces points.
Concrètement, la proposition de directive impose la mise en place de mesures de transparence relativement aux situations de conflits d’intérêts et au patrimoine des agents publics ainsi que des mesures visant à encadrer les interactions entre les secteurs publics et privés. A cet égard, le droit français ne devrait pas être trop bouleversé par le texte européen. En effet, avec les lois relatives à la transparence de la vie publique et la loi Sapin II, la France est déjà dotée de plusieurs dispositifs en la matière.
La proposition de directive oblige également les Etats membres à promouvoir les activités de sensibilisation à la lutte anticorruption, au moyen de programmes d’éducation et de recherche.
Enfin, la proposition de directive impose aux États membres de mettre en place des organes spécialisés dans la prévention de la corruption et de les doter des ressources humaines et financières nécessaires. Sur ce point encore, dès 2016, la France a devancé les exigences européennes avec la création de l’Agence Française Anticorruption.
Définition des infractions de probité entrant dans le champ d’application de la directive et régime de responsabilité associé
En préambule, la proposition de directive souligne la nécessité d’harmoniser les infractions de corruption et les sanctions prévues en la matière, afin de lutter contre la corruption de manière globale et efficace dans toute l’Union européenne.
Les articles 7 à 14 définissent les différentes infractions de probité : corruption dans les secteurs public et privé, détournement, trafic d’influence, abus de fonctions, entrave au bon fonctionnement de la justice et enrichissement lié aux infractions de corruption. Pour la première fois, les dispositions relatives aux atteintes à la probité dans le secteur public et le secteur privé sont regroupées.
La proposition de directive détaille également le régime de responsabilité associé à ces infractions.
A cet égard, il est intéressant de relever que figurent parmi les circonstances atténuantes la bonne coopération avec les autorités judiciaires, le déploiement d’un programme de conformité ou encore l’autorévélation des faits délictueux (cf. Article 18).
Autre point d’intérêt pour les entreprises : la responsabilité des personnes morales et notamment le paragraphe 2 de l’article 16 de la proposition. En effet, celui-ci prévoit que les personnes morales pourront être tenues pour responsables lorsque le défaut de surveillance ou de contrôle a rendu possible la commission de l’infraction au profit de la personne morale.
Poursuite et sanctions des infractions d’atteinte à la probité
Naturellement, la proposition de directive vise à harmoniser les sanctions applicables au sein de l’Union en exigeant des Etats membres qu’ils prévoient des sanctions pénales « effectives, proportionnées et dissuasives ».
Pour les personnes physiques, la proposition de directive établit une peine maximale d’au moins quatre à six ans en fonction de la gravité de l’infraction et fixe plusieurs sanctions supplémentaires.
La peine d’amende maximale pour les personnes morales devra, quant à elle, a minima être fixée à 5% du chiffre d’affaires mondial de l’entreprise, outre les peines complémentaires (e.g., exclusion des procédures d’appel d’offres, interdiction temporaire ou définitive d’exercer une activité commerciale, dissolution judiciaire de la personne morale, etc.).
S’agissant du délai de prescription, la proposition de directive fixe la durée minimale des délais de prescription à cinq, huit ou dix ans, en fonction de la gravité de l’infraction et à condition que la procédure en vigueur dans l’Etat membre prévoit des actes interruptifs de prescription. Cette disposition, si elle devait être adoptée telle quelle dans la version définitive du texte, obligera le législateur français à adapter les délais de prescription en vigueur dans la mesure où les infractions de probité suivent les règles classiques de la prescription pénale française, soit 6 ans pour les faits de nature délictuelle.
Pour assurer l'efficacité des enquêtes et des poursuites dans ce domaine de criminalité particulièrement grave revêtant souvent une dimension transfrontalière, la Commission exige la mise en place d’organismes indépendants spécialisés dans la répression de la corruption. Elle invite par ailleurs les États membres à lever les privilèges et immunités accordés aux agents nationaux pour les infractions de corruption et à mobiliser des outils d’enquêtes tels que ceux utilisés pour la criminalité organisée.
En résumé, le corpus législatif français en matière de lutte contre la corruption apparait déjà bien avancé eu égard aux exigences posées par la Commission européenne dans sa proposition de directive. La transposition en droit français du futur texte européen ne devrait donc pas entrainer de grands bouleversements pour les entreprises établies en France.
Toutefois, le processus législatif européen n’en est qu’à son commencement – la proposition de directive devant être examinée par le Parlement européen puis par le Conseil – et il conviendra donc de demeurer attentif aux éventuelles modifications qui seront apportées.
Poursuite des travaux européens en vue de l’adoption d’une directive définissant les infractions pénales et les sanctions applicables en cas de violation des sanctions européennes
Alors que l’Union européenne est actuellement en train d’appliquer son 10èmepaquet de sanctions économiques et financières à l’encontre de la Russie, le Conseil de l’UE a arrêté le 9 juin 2023 sa position de négociation (position générale) sur la proposition de directive de la Commission européenne du 2 décembre 2022 définissant les infractions pénales et les sanctions applicables en cas de violation des sanctions européennes.
Cette proposition de directive intervient dans la continuité de la décision adoptée à l’unanimité le 28 novembre 2022 par le Conseil de l’UE visant à ajouter la violation des mesures restrictives à la liste des infractions pénales de l'UE figurant dans le traité sur le fonctionnement de l'UE.
La proposition de directive définit notamment les comportements que les États membres devront qualifier d’infractions pénales, parmi lesquels (i) l’aide au contournement d’une interdiction de pénétrer sur le territoire de l'UE, (ii) le commerce de biens soumis à interdiction et (iii) la réalisation de transactions avec des États, des individus ou des entités visés par des mesures restrictives de l'UE.
Elle exige également que les États membres prévoient un délai de prescription pour lesdites infractions et qu’ils prennent des mesures pour geler et confisquer les produits issus de la violation des sanctions.
Les Etats membres seront en outre tenus de garantir la coopération et la coordination entre leurs différentes autorités répressives et judiciaires tant au niveau national qu’au niveau européen.
Une fois adoptée, « cette nouvelle directive facilitera les enquêtes, les poursuites et les sanctions en cas de violation des mesures restrictives dans toute l'UE » selon le ministre suédois en charge de la justice.
En l’état actuel du droit européen, le choix des mesures répressives en cas de violation d’un régime de sanctions européen relève de la responsabilité de chaque Etat membre. En pratique, les systèmes mis place par les différents Etats membres diffèrent considérablement. En outre, les États membres ne sont pas tenus d’ériger la violation en infraction pénale et peuvent donc appliquer des sanctions administratives à la place.
En droit français par exemple, ces mesures répressives sont prévues par l’article 459 du Code des douanes : les infractions aux sanctions européennes sont passibles, outre la confiscation des biens et avoirs qui sont le produit direct ou indirect de l’infraction, d’une peine d’emprisonnement de cinq ans et d’une amende égale au minimum au montant et au maximum au double de la somme sur laquelle a porté l’infraction ou la tentative d’infraction. Cette peine d’amende est multipliée par cinq lorsque l’infraction a été commise pour le compte d’une personne morale par ses organes ou représentants.
Chez nos voisins européens, les poursuites en la matière ne sont pas uniquement théoriques et les peines infligées sont souvent importantes.
A titre d’exemples :
- en février 2020, une cour pénale allemande a sanctionné par une peine d’emprisonnement de sept ans l’exportation de biens à double usage à destination de l’armée russe en violation du Règlement UE 833/2014 ;
- en mars 2021, une cour pénale allemande a condamné deux personnes physiques à une peine de prison pour avoir livré en Russie des machines en violation des dispositions relatives aux biens à double usage du Règlement UE 833/2014 ;
- le 14 décembre 2021, un tribunal danois a condamné une personne morale à une peine d’amende de 34 millions de couronnes danoises (e.g., 4,5 millions d’euros) et son dirigeant à une peine d’emprisonnement avec sursis de quatre mois pour avoir violé le régime de sanctions contre la Syrie ;
- le 22 mai 2023, le parquet de Munich a annoncé que quatre anciens dirigeants de la société de logiciels espions FinFisher avaient été mis en examen pour avoir enfreint des contrôles à l'exportation de biens à double usage;
- Le 29 mai 2023, les autorités lituaniennes ont présenté aux procureurs lituaniens un rapport contenant des preuves suggérant l’implication de neuf entreprises lituaniennes dans la violation des sanctions de l'Union européenne sur le bois russe.
En France, en revanche, les poursuites en la matière étaient jusqu’à il y a peu extrêmement rares (à l’exception du cas médiatique d’un cimentier mis en examen notamment pour violation d’embargo en ce qu’il n’aurait pas respecté les sanctions prises contre la Syrie). A notre connaissance, aucune condamnation du fait du non-respect d’un régime de sanctions n’a d’ailleurs encore été prononcée par les juridictions françaises.
Le texte européen – qui doit désormais être examiné par le Parlement européen – impulsera peut-être une nouvelle dynamique dans les mois à venir...
[1] Cour d’appel de Paris, Ordonnance du premier Président du 5 avril 2023, RG n° 22/11616, page 12.
[2] voir, par exemple, TUE, T-321/20, 17 mai 2023, p.4.
[3] TUE, T-312/20, 17 mai 2023, §86.
[4] voir, par exemple, TUE, T-312/20, 17 mai 2023, §104.
[5] voir, par exemple, TUE, T-312/20, 17 mai 2023, §116.
[6] Proposition de directive du Parlement européen et du Conseil relative à la lutte contre la corruption n°2023/0135, p.1
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